
Chaque Festival de Cannes connaît son lot de rebondissements. Après la culotte de Sophie Marceau, une autre polémique vient d'être révélée cette semaine. Il serait interdit aux femmes de porter autre chose que des talons hauts pour monter les marches du Palais des Festivals. Information confirmée mais non commentée par les dirigeants de cette 68° édition. L'occasion pour le Bord'erline de revenir sur ce phénomène que sont les talons. Plus qu'un accessoire, il déchaîne les passions pour le meilleur et pour le pire...
Historique
3.500 ans avant J.-C., en Egypte. C'est la trace la plus ancienne du talon haut. Il est, alors, réservé aux personnes d'un statut social élevé. Il est, à la fois, pour les hommes, et pour les femmes. Sur des figures murales, il est possible de les observer au cours de cérémonies. Ils étaient également portés par les bouchers (à l'époque les gens marchant pieds nus au quotidien) pour éviter de marcher dans le sang des bêtes mortes. Dans la Grèce et la Rome antique, les hautes semelles sont en bois ou en liège et sont appelées kothorni, les futures cothurnes de la Renaissance. Elles sont alors portées par les acteurs et les prostituées. Au Moyen-Âge, le sabot est le précurseur du talon haut et est, déjà, un objet précieux. Au XV° siècle en Turquie, la chopine fait son apparition. Cette chaussure à haute semelle de 17 à 70 cm s'importe en Europe le siècle suivant. Il était très difficile de marcher avec. Les aristrocrates, chaussés de ces imposantes chopines, devaient s'aider d'une canne ou faire appel à un domestique. Le modèle le plus haut qui nous soit parvenu est exposé au Bata Shoe Museum à Toronto et mesure près de 54 cm. Après la Révolution française, le talon, signe de noblesse, décline progressivement. A la fin du XIX° siècle, la chaussure à talons se réservent aux femmes.
La Grande Guerre permet l'émancipation des femmes. En 1918, les Britanniques accordent le droit de vote aux femmes de plus de trente ans. Un an plus tard, les femmes américaines se voient octroyer l'accès à la citoyenneté. Au fil des années, les jupes se raccourcissent, la cheville devient visible. On peut désormais voir les chaussures et elles sont alors un accessoire vedette. Les chaussures à talon sont notamment adoptées par les garçonnes, ces "jeunes filles (...) menant une vie émancipée." comme les définit le Larousse. Une star du grand écran les popularise. Il s'agit de Betty Boop avec sa robe moulante, ses talons hauts et son porte-jartelle.

L'actrice américaine Louise Brooks
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, Christian Dior lance une nouvelle tendance, le new look. Roger Vivier invente, quant à lui, le talon aiguille, tel qu'on le connaît aujourd'hui, en 1954 pour un défilé de haute couture. Il s'inspire alors du talon Louis XIV mais décide de le terminer en l'effilant. Pour lui, cela permet de "terminer la silhouette d'un coup de crayon." Il rencontre un succès immédiat. Et c'est le Vogue US qui parle en premier du stiletto. Il mesure alors entre 3 et 5 cm. Les femmes commencent à porter ces talons telle Betty Draper la femme de Don Draper dans la série culte Mad Men. La société a évolué et désormais c'est "bobonne la journée, glam le soir". Caroline Cox, auteur de Talon Aiguille parle de "manifestation de modernisme". En effet, la femme n'est plus qu'une femme au foyer.

Betty Draper interprétée par January Jones dans la série américaine Mad Men
Le chausseur du tout Hollywood, Salvatore Ferragamo, crée des talons de 12 cm. Le talon en bois disparaît pour laisser place au talon en métal dans une base plastique. Les stars l'adoptent de suite. Ava Gardner, Sophia Loren mais surtout Marilyn Monroe qui confie: "I don't know who invented high heels but women owe him a lot." Les années 60 permettent aussi au talon de passer des stars à la rue. Son côté érotique séduit à l'époque mais c'est pourtant à cause de cela que le talon est rejeté dans les années 70.

Marylin Monroe dans la scène culte de Sept Ans de Réflexion (titre original: The Seven Year Itch)
Tout au long des années 70 en France, une succession de lois, en faveur des femmes, témoignent de la présence d'un féminisme puissant. En 1970, la loi pour l'égalité familiale est votée suivi de celle pour l'avortement en 1975. Ce féminisme rejette, notamment, la symbolique sexuelle attribuée au talon haut qui assujettirait la femme aux désirs charnels de l'homme. Il refuse les codes de séduction instaurées par leurs prédécesseuses féministes avec ce talon aiguille.
Les choses changent avec les années 80 alors que les femmes sont de plus en plus nombreuses à entrer dans le monde de l'entreprise. La talon haut réapparaît, comme le remarque Frédéric Godart dans Sociologie de la Mode. La success story du talon aiguille continue.
Dans les années 2000, le talon est synonyme de pouvoir et d'indépendance telle la Carrie Bradshaw dans Sex and the City, emblème d'une citadine libérée à tous les niveaux. Il est même, devenu aujourd'hui, l'arme indispensable du féminisme entrepreneurial.
Le talon, un enjeu économique
Le talon aiguille, et les chaussures pour femmes en général, sont un véritable business. Un marché qui offre de nombreuses opportunités. En moyenne, on considère que les Américaines achètent entre 7 et 8 paires de chaussures chaque année. Les Etats-Unis arrivent ainsi au premier rang des pays "consommateurs" de chaussures. La France les talonne de peu puisqu'elle arrive en seconde position. Un fait avéré par une enquête lancée par le magazine de mode Vogue Paris. En effet, 80% des lectrices du mensuel se disent obsédées par les chaussures. Une autre donnée ressort de cette étude, il faut néanmoins prendre ces résultats avec un certain recul puisque le placard de ces sondées compterait plus de 7.000 € de chaussures. Une somme considérable qui ne peut être le reflet de l'ensemble de la société française. Marshal Cohen, consultant, affirme qu'il y a 30 ans le marché était, déjà, considérable. Aujourd'hui, il assure qu'il a plus que doublé. Le marché américain, c'est plus de 20 millions de paires de chaussures achetées par an. Cela représente plus de 40 milliards de $. Un poids non-négligeable dans l'économie des Etats-Unis. 60% étant consacré aux femmes, le reste des 40% compte à la fois les hommes et les enfants. Même en période de récession, les femmes continuent d'acheter des chaussures, même si la quantité descend à 3 ou 4 paires par an. Elles préfèrent investir leur argent dans cet accessoire qui viendra sublimer leur silhouette et apporter une touche si particulière. Les tailleurs, robes et vestes n'ont pas le même intérêt à leurs yeux. Le monde de la Mode a bien compris cette passion des femmes pour leurs talons. A Paris, les Galeries Lafayettes possèdent un "rayon chaussures" de 3.000 m carré avec plus de 12.000 paires. Mais New York peut se vanter d'avoir le plus grand espace dédié à la chaussure, le Macy's d'Herald Square fait, en effet, plus de 6.000 m carré avec ses quelques 300.000 paires.
L'aspect artistique
Filipa Fino est rédactrice en chef de la catégorie "Accessoires" du Vogue US. Elle se confie à Julie Benasra pour le film documentaire God Save My Shoes (2011) sur sa passion pour les talons aiguilles. Selon elle, "la création de chaussures est un Art." Kelly Rowland, l'ancienne chanteuse du groupe Destiny's Child et grande fan de talons, avoue: "C'est de l'Art que j'achète." Les artistes à l'origine de ces oeuvres sont de véritables célébrités et sont connus et respectés dans le monde de la Mode. Ils s'appellent Manolo Blahnik, Christian Louboutin, Pierre Hardy, Jimmy Choo, ... Chacun a son univers et son style, qu'il développe au fil des saisons. Ils rivalisent de poésie et d'ingénierie pour satisfaire leurs clientes. Le Britannique Manolo Blahnik "<fait> bien plus que de la cordonnerie." Et en effet, il réalise plus de 350 paires de talons par an. L'escarpin est une chaussure particulièrement difficile à réaliser: "tout doit ête parfait, le point d'équilibre du talon c'est ce qu'il y a de plus compliqué." Un véritable art donc.


Manolo Blahnik
Escarpins Hagisi bleus de Manolo Blahnik
Pierre Hardy, créateur français a notamment inventé le talon-lame "pour essayer de retrouver cette idée de l'agressivité, du mordant." Le Point lui a d'ailleurs consacré un article intitulé "Les arts appliqués à la chaussure". Cet agrégé de l'Ecole Supérieure des Arts Appliqués s'est également associé avec la marque de voiture Peugeot pour développer le concept des chaussures en carbone.


Pierre Hardy
Concept Shoe créée en carbone en collaboration avec Peugeot par Pierre Hardy
Christian Louboutin, l'inventeur des escarpins aux semelles rouges s'inspire notamment du Magicien d'Oz, de l'univers nautique ou encore de l'art marocain. Un univers inspiré par des influences artistiques diverses.


Christian Louboutin
Escarpins en cuir vernis Pigalle 100 par Christian Louboutin
De l'Art, certes, mais quasiment de l'architecture. Walter Steiger, créateur, avoue qu'"il y a quelque chose qu' <il> n'explique pas". Ces créateurs quasi tous européens, sont d'accords pour dire que réaliser des escarpins est "un exercice de design et d'architecture" (Bruno Frison, créateur). La chaussure doit être une structure stable et haute, comme un gratte-ciel, pour éviter l'écroulement. Selon C. Louboutin, la hauteur maximum est de 12 cm, c'est-à-dire quand le pied est quasiment sur sa pointe. Il est possible de tromper l'oeil en ajoutant, au niveau de la plante, un plateau. Cependant, certains créateurs préfèrent défier les lois de la gravité, pour le plus grand malheur des mannequins...
Compilation des chutes des mannequins lors de défilés de prêt-à-porter
"Il faut apprendre à marcher avec un talon" comme le précise Walter Steiger. La Talons Academy en France conseille, notamment, de se tenir droite et d'être souple dans ses genoux. Son site internet propose des cours, sur Paris, pour la somme de 35 € de l'heure. A New York, LegWork est un programme de fitness spécialisé dans le port des talons hauts. Il livre notamment ces quelques conseils
Cette création artistique se ferait donc au détriment du confort. C'est du moins ce qu'affirme la créatrice Laya Rahman: "Le travail est dans le look." Pour elle, étant donné que ce sont des hommes qui créent les talons hauts, ils ne peuvent pas comprendre l'inconfort de certaines paires de stilettos. Dita Von Teese, la danseuse burlesque ajoute: "L'idée de faire des chaussures confortables ou pratiques n'effleure même pas les créateurs." Ces instruments de torture peuvent causer à court-terme des ampoules ou encore des lacérations. A long-terme, le port trop régulier de talons hauts peut déclencher des problèmes de genoux ou de dos. Mais les femmes acceptent de subir ce sort pour une raison. Selon la thérapeute comportementaliste Jayme Albin: "petites, on nous apprend qu'il faut souffrir pour être belle." Ainsi, afin de porter des talons plus longtemps certains high heels addicts subissent des injections de collagène. Suzanne Lerine, chirurgien orthopédiste explique que ces femmes sont de plus en plus nombreuses à faire appel à elle. En effet, suite à la perte d'élasticité du coussin plantaire dûe à une trop forte sollicitation, elle régénère ou injecte du collagène à cet endroit sensible du corps humain.
La sexualisation de la chaussure
Le phénomène Sex and the City a été déterminant dans le rapport qu'entretiennent les femmes avec leurs escarpins. Dans cet extrait de l'épisode 9 de la saison 6, "A Woman's Right to Shoes", Carrie et Samantha clament leur passion pour leurs Louboutin, Blahnik et autres plaisirs hors de prix, allant jusqu'à les comparer à leurs bébés. Les quatres amies new yorkaises ont permis à toute une génération de femmes de décomplexer leur rapport aux chaussures ainsi que leur rapport au sexe masculin. Sexe et talons hauts, une association qui fait sens.
Nicolas Guégen, professeur à l'Université Bretagne-Sud, publie une étude dans Archives of Sexual Behaviour. La rumeur veut d'ailleurs que cette étude ait été financée par un célèbre chausseur de luxe français. Deux expériences ont été révélatrices.
Pour la première expérience une jeune femme de 19 ans devait aborder des hommes dans la rue afin de leur poser des questions pour une prétendue étude sur l'égalité entre les sexes. Dans le cas où elle portait des chaussures plates, 50% des hommes s'arrêtaient pour répondre au sondage. Lorsqu'elle portait 5cm de talons, 63% des hommes s'arrêtaient et 83% lorsqu'elle était chaussée de talons de 9cm. Les femmes abordées par la jeune femme étaient autant nombreuses quelque soit la taille de son talon.
Pour la deuxième expérience plusieurs femmes avaient pour consigne de se rendre dans un bar et de mettre en évidence leurs chaussures. Celles portant des chaussures plates se sont faites accoster par des hommes en moyenne au bout de 14 min après leur entrée dans le bar. Ce nombre diminue à 12 min avec des talons de 5 cm et se réduit à 8 min avec 9 cm de talons. Le talon haut est, clairement, un atout séduction pour une femme.
Mais pourquoi le talon est-il aussi irrésistible ? Tout d'abord parce qu'il met en valeur le corps de la femme. Il le sublime. En effet, plus le talon est haut, plus les jambes seront galbées, le dos cambré, les seins bombés et les fesses ressortiront en moyenne de 25%. Des modifications corporelles qualifiées de sensuelles, selon une majorité d'hommes intérrogés lorsqu'on leur montre le corps d'une femme perchée sur des escarpins et dont on cache les pieds et la tête.
La femme qui porte ses stilettos adopte une allure plus lente. Elle ondule son corps. Sa démarche est presque féline. Elle adopte un comportement sexuel. Sans en avoir conscience, elle dégage des hormones. Une attitude en concordance avec le mythe, très sexualisé, du pied.
Sophie Bramly, spécialiste de la sexualité féminine, explique que le talon haut est symbole de sexualité, du fait de la forme qu'adopte le pied quand il est dans ce genre de chaussures. Les orteils sont étalés, le pied est voûté,... Cette position correspond à celle que le pied prend durant l'orgasme. Inconsciemment donc, l'homme reconnait cette forme du pied et assimile les talons hauts à l'orgasme. Serge Hefez, psychanaliste, va plus loin. Il précise: "On enfiiile son pied" En effet, le pied vient se glisser dans la chaussure comme un pénis dans un vagin.
Une association pied-sexe qui correspond à une explication neurologique puisque les zones du pied et du sexe se situent juste à côté dans le cortex cérébral. La proximité dans cette zone du cerveau fait qu'il peut y avoir, parfois, des interférences.
S. Bramly précise d'ailleurs: "La sexualité et le pouvoir ça va main dans la main."...
Article: Nina Raynaud
Scène de l'épisode 9 saison 6, "A Woman's Right to Shoes" de la série américaine Sex and the City